Pour vivre
au rythme de l'Eglise universelle.
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FlashPress - Infocatho |
du 10 au 12 février 2012 (semaine 06) |
- Du monastère Saint Moïse l’Abyssin, situé à 100 km au nord de Damas, le père Paolo Dall’Oglio nous offre sa vision d’ensemble sur la situation en Syrie. Les informations qui sortent des frontières de la Syrie nous parviennent par bribes et sont confuses. Comment pouvez-vous décrire la situation actuelle du pays où vous vivez depuis trente ans ? Où en sont les affrontements ? Je précise tout d’abord qu’en acceptant d’accorder une interview, j’assume une certaine responsabilité à l’égard de mon engagement qui est de ne pas agir politiquement, afin d’éviter mon expulsion. Le fait que je renonce à ce silence s’explique par la gravité de la situation, qui nous oblige à faire notre possible pour pacifier le pays, dans la justice. Tout calcul en faveur d’intérêts personnels serait hors de propos. D’ailleurs, au cours des dernières semaines, l’État a décidé de laisser un espace plus grand à la liberté d’information. La situation reste tendue et la violence est toujours forte. Le territoire apparaît parcellé entre les zones où domine le mouvement d’opposition, à la fois pacifique et plus ou moins violent, et celles où l’État continue d’exercer un contrôle absolu et est même clairement soutenu par les populations. On trouve deux grands îlots, Damas et Alep, qui restent entièrement aux mains du gouvernement central, mais leur surface se réduit de jour en jour et l’insécurité les frappe eux aussi en profondeur. La région montagneuse située entre la mer et le fleuve Oronte, qui va da la Beqaa libanaise jusqu’à Antioche, est presque entièrement sous le contrôle du gouvernement. En effet, cette région est peuplée principalement de minorités (qui sont nombreuses par rapport à l’ensemble du pays) musulmanes : alaouites et ismaélites, et chrétiennes : byzantines, aussi bien orthodoxes que catholiques, et maronites. Cette vision désastreuse ne correspond pas encore à la réalité complexe du pays. La répartition des forces est équilibrée. La plupart des services de l’État fonctionnent, bien que difficilement. Une grande partie de la population demeure incapable de prendre position et conserve, de fait, une position neutre. D’une manière générale, le climat politique est confus et la sécurité laisse à désirer. On assiste à des vols, à des actes de banditisme et de sabotage, à des attentats, à des enlèvements, à des règlements de comptes, à des vengeances et à des meurtres. La violence ne cesse de s’amplifier. Même les délinquants purs et simples profitent de cette situation. Nous participons à des enterrements, trop fréquents, de personnes tuées lors d’affrontements violents ou d’attentats. À propos d’éventuelles solutions, en été 2011, vous appeliez de vos vœux la naissance d’une forme de démocratie consensuelle, capable de prendre en compte le pluralisme des identités présentes dans le pays. Les choses semblent pourtant avoir pris une autre direction depuis et la situation s’est gangrénée. Jugez-vous cette proposition encore applicable ? Paradoxalement, j’y crois encore plus aujourd’hui car, dans un camp comme dans l’autre, on a le sentiment de se trouver dans une impasse, y compris sur le plan de l’équilibre des forces. Au cours de ces derniers mois, par une volonté « réciproque » dans un certain sens, on a fait dégénérer la situation vers une militarisation nette du conflit. Pourtant, il apparaît aujourd’hui, de plus en plus clairement, qu’aucune des deux parties n’a les moyens d’anéantir l’autre, et ce pour de nombreuses raisons d’ordre local, national et international. Vous parlez de conflit. Employez-vous ce mot dans un sens concret ou métaphorique ? Dans un sens très concret. C’est aujourd’hui que l’on a appris qu’un cessez-le-feu avait été signé entre l’armée syrienne régulière et les forces hostiles au gouvernement, dans la ville de Zabadani, près de la frontière libanaise. C’est un scénario de guerre civile. Cette situation ne vous fait-elle pas dangereusement penser à l’Irak ? Hormis le fait que le mouvement n’a pas commencé par une invasion militaire étrangère, n’y a-t-il pas de nombreux points communs ? Il y a certainement des points communs, mais tout autant de différences. Le phénomène des enlèvements, par exemple, est extrêmement préoccupant. Si cela continue ainsi, tout sera fini pour les gens ordinaires. En ce qui concerne le plus gros de la population chrétienne, le sentiment est double : d’une part, les gens ont l’impression d’être pris en tenaille dans un conflit qui, en définitive, est un conflit entre musulmans et, d’autre part, nombreux sont ceux qui se sentent totalement solidaires de la Syrie des Assad. Celle-ci avait garanti un niveau de laïcité de l’État que la minorité chrétienne percevait comme une occasion d’obtenir des promotions, ceci dans la mesure où la majorité sunnite le voyait comme le pouvoir d’une alliance de minorités. Remarque-t-on des positions diverses chez les chrétiens ? Les différentes autorités ecclésiastiques se rangent, pour la plupart, très explicitement du côté du gouvernement. Cette position tend cependant à céder le pas à une plus grande neutralité. Comme nous l’avons dit, on peut comprendre les motifs de ceux qui redoutent de voir naître une république islamique sunnite. D’autres, en revanche, insistent davantage sur la possibilité que la révolution laisse une plus grande place à la démocratie. Toutefois, il est totalement déplacé de faire une simple distinction entre démocrates et antidémocrates, ou bien entre les partisans du régime et ses opposants. La réalité est bien plus complexe. À propos de votre avis d’expulsion, qu’en est-il de votre situation ? Il s’agit d’une vieille histoire où entrent en jeu des questions internes à l’Église locale, avec des retombées politiques, mais aussi des questions directement liées à nos vingt années de travail culturel pour l’émergence de la société civile, pour le dialogue interreligieux et l’évolution du processus démocratique, qui ont caractérisé notre action sur le terrain. Déjà, en février 2010, le parc naturel du monastère a été fermé et toutes les activités ont été suspendues, y compris les rencontres de dialogue interreligieux. En mars, comme on l’a su à l’échelle internationale, indépendamment du mouvement d’opposition en Syrie, mon permis de séjour a été bloqué. Je me sens le devoir de proposer une intervention non-violente pour la pacification, une intervention arabe et internationale, avec la participation de volontaires locaux. En effet, je ne vois pas pourquoi Gandhi ne pourrait pas être une source d’inspiration pour résoudre le conflit syrien actuel. Je demande la formation d’un corps de 50000 « accompagnateurs » non-violents et sans armes, venus du monde entier. Je dis bien « accompagnateurs » et non observateurs car, en Syrie, beaucoup perçoivent ces derniers comme les avant-postes des invasions armées et comme des censeurs motivés par des sentiments hostiles. Malheureusement, la partie la plus importante de la société civile, qui serait en mesure de négocier le cheminement vers la démocratie, semble de plus en plus absorbée par la polarisation et la militarisation du conflit actuel. Vous privilégiez donc la voie de la négociation. Et pourtant, dans un document que vous avez diffusé pour Pâques en 2011, on peut lire que « les dommages causés à la société syrienne sont d’ores et déjà irréversibles ». N’est-il donc pas vraiment trop tard pour négocier aujourd’hui ? Le passage que vous citez se réfère à la situation de la Syrie au printemps dernier, lorsque l’on évoquait encore la possibilité d’un processus de réforme de longue haleine, qui aurait été engagé par le président Bachar al-Assad. Or, à cause des violences, affirmions-nous, il était devenu difficile à mettre en œuvre, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, en raison de la radicalisation des affrontements. Le conflit entre les différentes parties s’est désormais cristallisé. La démocratisation du pays passe aujourd’hui par des négociations entre les protagonistes du conflit armé. Ce ne serait pourtant pas la première fois que la Syrie ferait l’expérience du pluralisme. Cela s’est déjà produit dans les années cinquante et cela a été une période très instable, qui n’a pris fin qu’avec l’avènement au pouvoir du parti Ba’ath. Vous observiez, au début, qu’aucune des deux parties n’a aujourd’hui les moyens de l’emporter sur l’autre. Donc, il ne resterait plus qu’à attendre que l’une des deux épuise ses forces ? Les deux parties n’épuiseront pas leurs forces, parce que la Syrie est aujourd’hui le théâtre d’un vaste conflit régional. On voit s’y exprimer les tensions entre les États-Unis et la Russie, entre la Turquie et l’Iran, entre sunnites et chiites, entre une conception laïque de l’État et une vision religieuse de la société. Que faites-vous dans votre monastère ? Au cours des mois écoulés, qui ont été difficiles, nous n’avons pas cessé de nous demander quel était notre devoir. De par notre condition de moines, nous sommes comme la corde d’un arc tendue entre la perspective eschatologique qui nous conseillerait de prier davantage et de moins parler, en contribuant à l’épanouissement spirituel des personnes, et l’incarnation dans l’histoire, qui demande le courage d’indiquer des perspectives de « libération » dans un contexte concret, tout en admettant que nos positions sont relatives. Beaucoup de personnes, en Occident, considèrent "al-Jazeera" comme une source bien informée sur les événements en Syrie. Et vous, comment la jugez-vous ? C’est une chaîne de télévision de parti. Son action a contribué au déclenchement des mouvements révolutionnaires de l’année passée, il faut bien le reconnaître. Elle a été un élément extraordinaire de rupture du monopole que les gouvernements totalitaires détenaient sur l’information et un facteur de changement. Pourtant, en ce qui concerne la Syrie, elle a choisi l’option militaire ; elle milite contre le régime de façon partisane et l’objectivité des informations s’en ressent. La guerre civile à laquelle nous assistons est télévisuelle avant même de se dérouler sur le champ de bataille. Vous faites référence à ce désir, très répandu, de démocratie et de participation de la société civile, mais où le percevez-vous ? Comment s’exprime-t-il ? Justement pas dans les médias, où les théories du complot les plus diverses circulent. On parle d’une grande entente entre les États-Unis, Israël, al-Qaïda, les salafites, les Frères Musulmans et la Ligue arabe, dans le but d’abattre le dernier État arabe qui n’a pas encore capitulé face au projet sioniste et n’a pas renoncé à combattre l’impérialisme... Il est évident qu’à ce niveau-là, il est difficile de discuter. Pourtant, je constate l’émergence de la société civile dans la vie de tous les jours : je la vois dans l’amour de la patrie chez tous ceux qui sont prêts à payer de leur personne. Je remarque une extraordinaire maturité civile et morale chez les jeunes qui s’engagent en faveur du changement. Quelle a été l’importance du rôle des nouveaux médias ? Je dirais qu’elle a été fondamentale. Sans les nouveaux médias, la logique de la répression aurait pu opérer sans difficulté. Il n’y aurait pas eu de printemps arabe ou, du moins, il aurait pris des formes très différentes, « plus classiques » : les insurgés se seraient concentrés dans une seule région avant que le mouvement ne s’étende progressivement, comme cela s’est produit par le passé au Vietnam, au Nicaragua, au Kurdistan irakien etc. Sans le contrôle international que permettent les nouveaux médias, il y aurait eu des massacres plus graves encore. La répression capillaire devient relativement impuissante en raison de la pression internationale, fondée sur l’usage des nouveaux médias, sur la maturation civile, en particulier chez les jeunes, celle-ci étant favorisée par les réseaux sociaux, mais aussi par le nouveau militantisme religieux qui s’organise en réseau. Quel est le nombre d’armes en circulation en Syrie, actuellement ? Il faudrait d’abord savoir combien il y en avait au départ. Chacun a tendance à se constituer un arsenal domestique, en prévision de temps plus durs. Cela dit, la frontière libanaise est une passoire, l’Irak l’est tout autant (durant la guerre contre les alliés occidentaux, des combattants islamistes sunnites franchissaient souvent la frontière entre la Syrie et l’Irak…), la contrebande avec la Turquie est florissante et il est difficile de patrouiller dans les déserts. Ceux qui veulent soutenir les groupes armés de l’extérieur sont nombreux et déjà efficaces. Pardonnez-nous d’insister, mais ne pensez-vous pas qu’il soit malheureusement plus facile d’armer les adversaires plutôt que de faire naître un espace de dialogue ? Sincèrement, si la guerre contre l’Iran éclate, ici les choses peuvent évoluer extrêmement rapidement, mais elles peuvent aussi prendre un tour vraiment tragique. Je pense qu’il faut entamer des négociations sérieuses avec l’Iran, qui permettent au pays d’accéder au statut de puissance nucléaire, sous certaines conditions, afin de créer un équilibre des forces de dissuasion dans la logique de la guerre froide, mais de façon beaucoup plus concertée et limitée. L’Inde, le Pakistan et Israël sont déjà des puissances nucléaires. Qu’est-ce qui a déclenché ces révolutions ? Pourquoi précisément en 2011 ? Dans les trois pays nord-africains que sont l’Égypte, la Lybie et la Tunisie, le passage du pouvoir d’une génération à l’autre, de père en fils, avait quelque chose d’insupportable qui semble avoir scellé le destin de ces dictatures. Les peuples ne supportaient plus l’idée d’être traités comme une propriété privée et un objet d’héritage. L’opposition était déjà très forte. Puis, au présent insupportable est venue s’ajouter la crise économique, et je dirais même un véritable mouvement de jeunes très mûr, au développement duquel l’Europe a contribué, et depuis longtemps déjà, grâce à des institutions comme la Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh et les différentes formes d’aide internationale au développement. On est ainsi arrivé au point de rupture, au bout de longues années durant lesquelles les Égyptiens ont scandé dans les rues le slogan de la pré-révolution : « kifâya ! » (ça suffit !). Père Paolo, quel rôle l’Italie peut-elle jouer ? Berlusconi parti, Rome peut de nouveau aspirer à jouer un rôle significatif. Il faut donc qu’elle agisse pour proposer immédiatement une table de négociations entre les belligérants sur le terrain, mais aussi entre les belligérants qui résident à l’extérieur de la Syrie. J’espère que le ministre Andrea Riccardi, qui aime ce pays, pourra faire des propositions efficaces. En même temps, l’Église italienne peut avoir elle aussi son mot à dire pour résoudre les conflits régionaux de façon non-violente ; elle peut favoriser la création d’un espace de négociation et promouvoir la médiation à l’échelle internationale. Je pense que l’Église italienne encouragera aussi la création de corps volontaires non-violents et interreligieux d’« accompagnateurs » de la paix. Les négociations pourront-elles se poursuivre à l’infini ? Il faut commencer tout de suite car le temps nous est compté |